Intitulé « Waisak 2013 à la plage de Saba », ce texte de notre collaborateur Laurent Volk, spécialiste des cultures traditionnelles dans La Gazette et qui a failli mourir noyé lors d’une baignade en mer. En cette saison touristique, un rappel bien utile à tous nos vacanciers car la mer à Bali peut être très dangereuse et la prudence s’impose en toute occasion…


La mer cache donc d’horribles mâchoires - je ne le savais pas, en tout cas je n’y avais jamais assez pensé - des courants qui, longues langues invisibles, agrippent les malheureux à une distance où la méfiance est encore endormie, où brasses gaies et fragiles sont comme bébés tortues passant sous des becs longs et pointus.

Nulle bravade, non, nulle démarche qui pourrait un tant soit peu être expression de l’égo. La très simple envie de nager dans le grand bleu-vert-gris-noir comme je le fais plusieurs fois par semaine à cette plage sombre volcanique de Saba qui court en arabesques à 150 mètres de ma maison, que je vois depuis le deuxième étage, et que j’entends jour et nuit. L’Océan Indien. Des cocotiers, le volcan Agung qui semble proche, parfois aussi le volcan Rinjani, à presque 100 kilomètres à l’est, sur Lombok, qui s’invite après une pluie ayant nettoyé le ciel à très grandes eaux. Une plage où les étrangers sont une rareté, mais seulement pour quelques mois encore... Deux adresses de charme trépignent de pouvoir ouvrir leurs portes et de rattacher ce morceau du littoral resté confidentiel au Bali touristique.

Heureusement mes ainés, Putu et Made, qui me suivent souvent loin quand les eaux sont calmes, sont restés là, où ils ont pied. Je leur aurais de toute manière interdit de me suivre. Je les entends encore m’appeler : « Papa, ke sini » (Papa, par ici), je ne le savais pas encore mais j’étais déjà collé à la langue de la mâchoire prête à m’engloutir un peu plus loin, là où les vagues s’écrasent sur les massifs coralliens. Je n’ai rien vu venir, et je n’estime pas avoir commis d’autre erreur que de chercher suffisamment de profondeur d’eau pour pouvoir nager confortablement, et cette profondeur d’eau était plus distante que d’habitude en raison d’une marée basse exceptionnelle. C’était le destin. J’écris donc j’ai survécu, contrairement à trois Javanais disparus dans la mâchoire il y a de cela presque un an jour pour jour, cette mâchoire qui vient pour la première fois de claquer les dents dans un intense bruit de roches qui roulent, d’acier qui se déchire. Un bruit qui me fait interrompre, barbotant, la contemplation sereine des montagnes de l’est de Bali dont la silhouette se détache de manière captivante sur un ciel orageux qui commence de saigner de la nuit approchante. Je tourne enfin la tête vers le large et suis effrayé par ce que je vois.
Bon ! Laurent ! Il faut nager vers la côte, te rapprocher de tes enfants, là tu es vraiment trop loin. Qu’est-ce qu’il se passe ?... C’est quoi ça ?... Je n’avance pas là… C’est quoi ?... Non, c’est pas vrai… Si, c’est vrai… Tu y es, là où étaient les trois Javanais…

Comme la côte semble loin tout d’un coup, comme à des centaines de mètres… Elle n’est pas si loin, mais la plupart du temps, je ne vois plus que l’eau sombre et le ciel sombre, car les vagues sont hautes et me cachent maintenant la vue des promeneurs à terre et même des cocotiers. Je ne vois de toute façon plus grand-chose et d’ailleurs il n’y a plus que la taille des vagues qui excitent mon attention, le déploiement de leurs dents blanches déroulantes. Je bois la tasse pour la deuxième fois, ça ne va pas, ça ne va plus du tout. Je comprends. Ca ne s’appelle plus nager ce que je fais, c’est tenter de ne pas être englouti par la mer devenue trou noir, couloir pour une autre dimension. Est-ce-que je suis déjà passé de l’autre côté ? Non non non, mais là il faut que tu acceptes, que tu acceptes de le faire, de le crier, ce premier « Tolong ! » (Au secours ! en indonésien), accepter l’idée folle que oui, Laurent, tu es, maintenant, entre la vie et la mort.

Je tiens, j’attends, je fais même un peu la planche pour détendre mes muscles, je limite autant que possible l’ingurgitation d’eau salée en usant de toute ma concentration… Il y a deux trois minutes, j’avais encore eu la poitrine suffisamment libérée pour crier « Tolong ! » une vingtaine de fois et de presque toute ma voix, qui est forte, il n’est pas possible que je n’ai pas été entendu. J’ai même réussi à surfer une vague pour hisser au plus haut mon bras droit que j’ai pu agiter presque cinq secondes. Je ne pouvais pas faire plus et maintenant je sens bien que de crier où d’agiter un bras hors de la masse liquide consommerait trop de cette énergie qu’il me reste désormais en très petite quantité. Il me faut maintenant aussi accepter que personne ne viendra à mon secours.
Je commence à avoir des visions de moi-même n’étant plus de ce monde. Des blancheurs se pressent sur mes yeux. Je perçois très distinctement une immense douceur. La mâchoire ne possède pas qu’une langue, mais aussi des bras qui vous tirent tendrement vers elle, en elle. Je suis réveillé de ma léthargie par le souvenir de ma femme, de mes enfants et par une pensée absolument intime qui n’a de sens que pour moi. Laurent, il ne faut pas accepter de mourir maintenant. N’oublie pas qui tu es… Pensée magique ?

En tout cas, j’ai l’impression qu’à ce moment précis je tourne le dos aux séductions morbides de la mer et me sens traversé d’une poussée d’énergie qui en partie n’est pas la mienne. Pour la première fois depuis de longues minutes, je parviens à nager avec détermination en direction de la rive de sable noir plutôt que de subir, je réussis à gagner une dizaine de mètres, suffisamment pour que mon champ de vision me fasse renouer contact avec les humains. Ils sont une douzaine à se tenir debout sur des rochers, habituellement entièrement immergés, formant un petit cap d’où personne ne penserait jamais à partir à la mer et encore moins d’en revenir. Ils me font des signes de la main que j’ai grand peine à interpréter. Ne réussissant plus à avancer vers la côte et continuant d’observer leurs gesticulations, je devine enfin qu’ils m’indiquent de les rejoindre en bravant les vagues s’écrasant violemment entre eux et moi sur le parterre de massifs coralliens qui n’affleure que durant un très court temps à chaque fois que la mer se retire, plutôt que de persévérer à revenir par le chemin d’eau propice à la nage. Ce chemin est celui du courant maléfique, la langue de la mâchoire, je réussis enfin à rationaliser la situation. Ayant repris confiance en mes moyens, je décide de temporiser, de reprendre des forces, de me rapprocher de mes sauveurs en économisant mes gestes, en faisant lecture méticuleuse des vagues et en améliorant autant que possible mon niveau de respiration dangereusement affaibli. Je vois maintenant qu’un tronc de bambou m’est tendu et j’entends les cris d’encouragement : « Ya ya ya ! » (Oui oui oui !). A force d’étrange patience, je parviens à saisir la chance d’une salutaire accalmie de l’océan, jette mes dernières forces en nage libre, libératrice, ne butant sur aucune vague traitresse, ni sur aucun rocher, et m’accroche moins d’une minute plus tard au tronc de bambou, mon graal… Mes sauveurs ont le geste sûr et je me retrouve immédiatement couché sur les coraux, jouissant comme en rêve de ce lit de pierres. J’entends « Aduh, berat sekali dia ! » (Ce qu’il est lourd !), je ne me suis en effet jamais senti aussi pesant et il me semble impossible de pouvoir tenir sur mes jambes. Je cherche mes enfants des yeux sans les trouver, car les Balinais, s’ils ne se sont pas mis à l’eau, ont néanmoins pris des risques en s’avançant aussi loin. Je dois encore traverser plusieurs trous et rivières d’eau de mer, heureusement peu profonds, parfois soutenu, parfois rampant à quatre pattes, avant de fouler le sable, doux comme jamais sous mes pieds.

Une cinquantaine de Balinais sont attroupés, je lis dans leurs regards effrayés que je reviens de très loin et qu’il n’y en avait pas beaucoup qui auraient parié sur mes chances de survie. Maintenant je marche, je marche même à pas pressés, car ils sont là mes enfants, la vie dans le monde des Hommes continue !

M’asseyant sur mon sarong étendu sur le sable, comme une heure auparavant, je suis en vérité incapable de me remémorer précisément ce que je viens de vivre, et il me faudra attendre le lendemain pour y réussir. Mais j’ai la révélation de la raison pour laquelle j’avais cessé de fumer, complètement, une dizaine de jours plus tôt sur injonction de ma voix intérieure, sans en parler à personne et encore moins en l’annonçant comme un vœu. Sans la capacité respiratoire augmentée par le sevrage total - je n’envisageais pas de renoncer à mes deux paquets journaliers de kretek avant bien longtemps - je n’aurais très certainement pas réussi à m’échapper de la mâchoire, même en le voulant de toutes mes forces, de toute mon âme. On  m’avait préparé.

Le même jour, soit le 25 mai 2013, un Balinais, pratiquant de haut niveau de pencasilat, l’art martial indonésien, âgé de 19 ans, a disparu dans les vagues de la plage de Lepang, à une quinzaine de kilomètres à l’est de celle de Saba. Le 2 juin, c’était au tour d’un Javanais de 17 ans, travaillant sur le chantier d’une villa, de connaitre le même sort, à la plage de Purnama, distante elle, de moins d’un kilomètre. Que leur âme repose en paix où qu’elle soit. Leurs corps, au 4 juin où je finis d’écrire ces lignes, n’ont toujours pas été retrouvés.

La croyance locale dit que Nyai Roro Kidul, la gouvernante et l’alter ego diabolique de Kanjang Ratu Kidul, la déesse-reine des mers du Sud, recrute de temps en temps des gardiens pour son palais subaquatique parmi les nageurs, de préférence jeunes et beaux. Il était trop tard pour que cela soit moi, avec ma calvitie bien avancée et mes kilos en trop. Pour une fois, il valait mieux être un peu moche. Qu’on me pardonne cette note d’humour finale, elle sert à cacher ce que je ressens maintenant pour tous ceux qui se sont vu mourir dans les vagues sans avoir la chance, inouïe, de pouvoir le raconter… et d’avertir.

Laurent Volk
Un courrier sur le lynchage par la foule (main hakim sendiri en indonésien) qui est la règle le plus souvent ici pour les voleurs qui se font attraper sur le fait…

Jeudi 16 mai 2013 entre 19h30 et 20h. Je rentrais chez moi en scooter en passant par jalan Petitenget. Devant moi se trouvaient deux autres scooters, des Australiennes, l’un avec deux filles dessus, l’autre avec une fille seule. Après un gros bruit de klaxon, je sentis un scooter me frôler pour passer devant moi et se retrouver entre les deux autres. Deux Indonésiens étaient dessus, le conducteur a mis un coup de pied dans le scooter des deux Australiennes de gauche qui ont volé dans les rizières pendant que le passager arrachait le sac de l’autre Australienne sur la droite. La conductrice australienne, prise de panique, se retrouva en face d’un taxi qui pour l’éviter, percuta les braqueurs. En 30 secondes, une dizaine d’Indonésiens qui avaient tout vu se jetèrent sur eux pendant que je relevais les deux Australiennes tombées dans le fossé. Certains Indonésiens nous ont alors demandé de circuler en disant « Jalan-jalan » pendant que d’autres frappaient les voleurs à terre. Ca ressemblait à un vrai lynchage en pleine fin de journée.

Greg
Avec le titre « Commentaires sur le courrier de Benjamin Casteillo » du mois dernier, cette lettre d’une habituée de la page Forum…

Concernant la pollution par les déchets liés aux modes de consommations occidentales, on oublie souvent de parler des pollutions sonore et visuelle. Là où nous avions le chant de la mer et le souffle d’une brise légère, nous avons du « beat » à tous décibels. Là où nous avions les sonnettes des bicyclettes, c’est les klaxons des irrités-embouteillés et les rugissements des motos aux pots Harley-bobo qui grondent à des kilométres à la ronde. Là où nous avions le chant des oiseaux et des grillons, c’est la rage d’une tronçonneuse, d’une scie à carrelage, d’une bétonneuse, d’un marteau ou d’un avion. Quant aux plages de sable fin, elles sont pleines de fauteuils saucisses plastiques fluo et de parasols publicitaires, les rizières sculpturales sont envahies de villas et apparts bloc-bloc. Les paysages et arbres de bords de routes deviennent des shops flop ou des publicités géantes vantant les seuls bonheurs possibles de l’homme moderne : profit et consommation. Oui, mais il suffit d’aller un peu plus loin pour être tranquille. Oui, mais jusqu’où ?

Lola
Ultime vague concernant l’« affaire Pierre Monégier », ce journaliste qui a présenté le reportage à sensation « Bali, l’île poubelle » lors d’une édition du JT de France 2 le 9 janvier dernier, la réaction d’un lecteur qui souhaite tourner la page et l’oublier. Le meilleur sort qu’on puisse espérer pour ce déplorable reportage !

Socrate, laisse tomber ! Oublions ce déplorable reportage très orienté qui fait l’amalgame entre Bali, les poubelles et le tourisme. L’objectif de ce journaliste était très certainement de réaliser un « scoop », il a réussi ! Bravo pour lui, il est seulement surprenant que la rédaction de France 2 l’ait programmé à un JT de 20h ; sans doute un manque d’informations spectaculaires pour ce soir là. François Mans a très bien analysé et décrit la situation, il n’y a rien à retirer ou à ajouter ; Bali à connu des situations oh combien plus difficiles voire dramatiques (tremblements de terre, éruptions, et même bombes) et se remettra de cette nouvelle atteinte à son image. Bali, à côté de ses charmes, connait des problèmes de toute nature, dépensons plutôt une partie de notre énergie à œuvrer pour les minimiser. Les téléspectateurs aujourd’hui troublés se feront très vite leur propre opinion et nous oublierons aussi qui est l’auteur de ce regrettable « scoop ». Nous n’oublions pas les vrais grands journalistes qui offrent de l’espoir et du rêve, pour ma part, Pierre Bonte et ses reportages sur la France profonde restent toujours dans ma mémoire. Socrate, laisse tomber ! Passe à autre chose !

Francis Couturier

motard dans la cendre

motard dans la cendre
merapi novembre 2010

face sud du merapi

face sud du merapi
paysage de désolation après le passage des lahar